«
Ça fait plusieurs mois que je mène des ateliers d’écritures, dans des lycées ou des assos du 93, auprès de jeunes quasi toustes racisé·es.
Au cours des séances, je leur propose d’écrire sur la colère et la joie, ce qu’iels pensent de la France ou encore qui/où est-ce qu’iels seront dans dix ans, des choses comme ça. Tout ce qu’iels ont pu écrire jusqu’ici m’a régalé et chiffonné à la fois et leurs mots ont commencer à former un début de chronique à laquelle j’ai besoin d’ajouter les miens.
Déjà, peu d’entre elleux imaginent leur avenir en France – comme le raconte cette pochette d’album de Ninho qu’on avait d’ailleurs analysée lors d’une session à Tremblay : le destin c’est pas ici qu’on le projette… – certain·es se voient à Dubaï, d’autres en Corée du Sud, aux US, en Algérie, en Norvège.
Beaucoup d’entre elleux ne croient pas à un monde en paix et quand iels n’ont pas l’âge de formuler cette pensée de cette manière, les phrases qu’iels couchent sur le papier parlent d’elles-mêmes.
Comme ça, je me souviens d’un enfant qui répète cycliquement « la guerre » alors que j’énonce les différents jeux d’écriture d’un atelier qui ne porte pas du tout sur ce thème. Dans un exercice d’écriture où je demande à chacun·e d’écrire une phrase « pas mais alors pas du tout poétique, une phrase bien vilaine » une autre écrit : « une fois j’ai vue des gens tuer les palestine. »
Je me souviens aussi de cet élève de quinze ans qui n’a pas très envie d’écrire cette lettre à un correspondant imaginaire dans laquelle je leur propose, à partir de Ma France de Diams, d’exposer leur point de vue sur la leur. Je lui dis « bah commence par te présenter, dire qui t’es, puis t’as qu’à dire deux choses que t’aimes bien et deux choses que tu détestes par ex. » Et, après avoir passé plusieurs minutes à le convaincre qu’il n’est humainement pas possible (jcrois) de ne rien aimer et de ne rien détester à la fois, il a fini par écrire quelque chose. Quelque chose comme
« j’aime ma mère et les jeux vidéo, je n’aime pas les maths et Israël. »
Certaines parlent de ce qu’iels feraient ou pas lors de l’apocalypse.
Un autre jeune me dit qu’on ne fait que de leur mentir en leur disant que ça va s’arranger, que les années passent et que c’est de pire en pire, qu’il n’y aura jamais de monde sans guerre, jamais, jamais non plus d’école qui leur voudra totalement du bien.
Sans transition. Tout comme on ne parle pas (ou peu ?) d’écoanxiété pour qualifier le ressenti des habitant·es lorsque des sécheresses, ouragans, tsunamis - sans parler des conséquences écologiques des guerres impérialistes – s’abattent effectivement sur les suds, je n’ai, à ce jour, jamais entendu d’autres personnes que des personnes blanches occidentales se déclarer écoanxieu·ses ou déclarer leurs enfants blanc·hes comme tel·les. Ce qui ne signifie pas que des personnes racisées ne puissent ressentir de l’anxiété face aux conséquences des dérèglements climatiques, bien entendu, ni que l’anxiété des personnes blanches soit dépourvue de fondement.
Mais c’est de cette manière que le terme de nécro-anxiété m’est apparu dernièrement (si ça se trouve quelqu'un·e l'a théorisé mais je n'ai rien trouvé pour le moment, pas encore beaucoup cherché pour être honnête.)
De fait, et pour reprendre grossièrement le principe de nécropolitique, la majorité des autodiagnostiqué·es ecoanxieu·ses, donc – et pardonnez-moi si je vais vite là-dessus – vont vivre. Certain·es vivront peut-être dans l’anxiété toute leur vie, mais iels vont vivre. Dans le sens, qu’iels y sont, y seront autorisé·es, qu’on les y attend dans la vie, dans l’existence, qu’iels ne font pas partie de la liste des visé·es, des chassé·es. Iels vont vivre, auront peut-être un peu chaud sur le moyen terme, mais ça va aller.
Aussi, j’imagine, car je l’ai été une fois, que toustes les jeunes peuvent ressentir une peur de l’avenir : une angoisse existentielle concrète entremêlant, parfois sans hiérarchie : soucis d’orientation, de fin d’un monde, de guerres qui ne se terminent pas, de changement climatique et de déceptions amoureuses… Mais je suis convaincue qu’il existe un autre degré encore, qui se logerait davantage du côté de la sensation, du sentiment.
Les jeunes racisé·es, les jeunes des classes populaires, les jeunes exilé·es sont, je crois l’observer, nombreu·ses à avoir une sensation négative quant à l’avenir.
A moyen et long terme, rapport à l’énumération plus haut.
Mais également à très court terme : « quand je sors dans la rue, je prends le risque d’être tué·e. »
De l’actualité locale des quartiers « populaires » et ses innombrables agressé·es, tué·es par la Police, lors de rixes où on s’entretue comme pour leur couper l’herbe sous le pied, ou par des fafs – et « dans le temps » : par les overdoses, le VIH (toutes des manifestations funestes d’un même suprémaciste démon) – à l’internationale, comme en atteste le déplorable traitement médiatique ainsi que l’organique mythomanie de la France face au génocide en cours à Gaza ; de l’accès en plein délabrement, aux soins, aux droits, à l’éducation, à une alimentation digne, de l’attaque directe à certaines valeurs, rituels observés – forcer à la colère, rendre impossible le jeûne, les deuils ; faisant écho ici, forcer les un·es à la haine, à l’abattement, en arrachant un très jeune de plus, trop tôt, à sa communauté, et ça durant le début d’un mois que beaucoup en France sacrent, consacrent à la guérison et à l’apaisement : tout, tout est fait pour fragiliser les horizons de toustes à commencer par ceux des minots, leur capacité à se projeter positivement dans l’avenir, à faire sereinement face au futur.
Le fait que chaque génération comme un cycle mortifère, est condamnée à avoir son/ses tué·es par la police, immédiatement propulsé·es aux rangs de symboles, qui la marqueront particulièrement car suivie d'une émotion collective, de manifestations non-syndicales, et d'un embrasement médiatique qui ne sert à rien.
Pour nous, les trentenaires, c’était Zyed, Bouna et Muhittin, et plus tard Théo et Adama, et pour vous aujourd’hui Nahel, Wanys et Ibrahim… etc
Des jeunes, plein, qui finissent bien trop tôt dans des boîtes – au cercueil, au ballon, à l’HP. Pour moi, un acte de terrorisme lent.
Ils sont en train de créer des générations et des générations de nécro-anxieuses.
De jeunes qui sentent la fin toujours en train de planer quelque part.
Quelle sensation positive peut-on avoir de l’avenir quand discuter dans l’espace public, jouer au foot, se déplacer en deux-roues, rigoler fort, vendre du shit, décompenser psychiquement, dormir dans la rue, courir, porter le voile, « jouer au petit con », parfois même simplement être en train de cuisiner chez soi, de respirer, de parler avec ses gosses ; équivaut à prendre de le risque de se faire tabasser, étouffer, violer, blesser, mutiler, abattre.
Quelle sensation positive quand appeler les secours quand on est racisé·es et que ça s’entend dans nos voix et que ça se lit sur nos prénoms et nos noms, s’accompagne souvent de la question « viendront-ils me sauver ? suis-je sauvable ? »
Quand vivre ou survivre, c’est prendre le risque d’être tué·e ou laissé·e pour mort·e.
Ce serait un euphémisme que de dire que le système français protège très mal ses jeunes –exilé·es, « placé·es », harcelé·es, victimes de violences intra-familiales, d’inceste… Il suffit d’écouter le podcast Ou peut-être une nuit, de s’intéresser au travail des collectifs qui tentent d’accompagner les mineur·es seul·es, de suivre ce qu’il se passe dans moult établissements scolaires depuis des années, des tenues interdites au chauffage inexistant l’hiver en passant par les coupes budgétaires, les bouts de plafond qu’on retrouve dans ses cheveux, et par toustes ces élèves qui disparaissent silencieusement, sans presque laisser de trace, fatigué·es pas les coups physiques ou moraux, les insultes, le racisme, la transphobie…
On fait quoi de notre nécro-anxiété alors ?
Si j’écris ce texte aujourd’hui, c’est davantage pour mettre dans le commun certaines pensées, questions qui m’obsèdent. Mais je ne sais rien, je n’ai pas de solution immédiates, tout juste quelques intuitions que voici.
Remettre les jeunes au centre, et je dis ça vraiment sans démagogie.
Les remettre au centre, les protéger, s’intéresser et valoriser ce qu’iels pensent, leur dire « pas cool » quand iels disent de la merde, ce sont de vraies personnes.
S’assurer de la consignation, de la création et de la transmission de nos archives pour que nos histoires ne se retrouvent pas dispersées par ceux qui soufflent dessus continuellement.
Garder la main sur la ruse et l’outil
Dans Ils ont tué Kader, un film réalisé en 1980 par le Collectif Mohamed, on voit des jeunes retourner comme une chaussette, ou une lettre à l’envoyeur, le dispositif médiatique dont ils savent déjà qu’il est destiné à instrumentaliser leurs voix et leurs vérités. Ils filment ces journalistes qui ne savent pas ni s’exprimer autrement qu’en criant leurs pauvres arguments, ni se taire sans mâcher ignoblement leurs chewing-gum à la face de ceux auxquels iels disent vouloir « donner la parole. » Des caméras et des réflexes critiques : l’éducation populaire.
Tenir nos espaces physiques
Dans le film le Garage toujours par le Collectif Mohamed, réalisé en 1979, on voit des jeunes hommes arabes en majorité, parfois encore des garçons, répéter des gestes de kung-fu, se castagner vraiment, danser sur de la disco ou en slip autour d’un feu allumé sur une étendue d’herbe. C’était déjà la merde à l’époque, mais au moins ils n’avaient pas encore construit partout, partout, partout. Saturé les villes d’urbanité. Il y avait des bouts de ruralité vers Vitry, ici et là, dans le 93 aussi, du vague dans les terrains. Il y avait des garages où faire des trucs, fumer, jouer aux cartes et papoter, que les jeunes ont dû se résoudre à fermer parce qu’on le leur a imposé, des fois qu’ils auraient cherché à s’y s’organiser, et que nos lieux ne restent jamais ouverts.
Alors, ça peut être un objectif à moyen terme ça – s/o La Perm de Belleville toujours, s/o Les Fauvettes de Pierrefitte – de tenir le plus longtemps, de jouer au plus con, de tenir, de tenir jusqu’à ce qu’ils se fatiguent et finissent par lâcher.
»
necro-anxiete
diaty diallo
....................
...............